II
L’Unité d’Offensive Rapide de Classe Bourreau Tue-Temps surgit de l’obscurité interstellaire et freina sec, épuisant sa vitesse dans un embrasement extravagant et sauvage d’énergies qui traça un sillon livide à la surface du réseau énergétique. Elle parvint à un arrêt local relatif à un mois-lumière du corps froid et sombre en rotation lente qu’était la réserve de vaisseaux Pitance, à bonne distance du nuage sphérique de défense-attaque automatique du planétoïde. Puis elle envoya un signal demandant l’autorisation d’approcher.
La réponse mit plus longtemps que prévu à arriver.
[Faisceau étroit, M16, voy. @ n4.28.882.1398]
xMagasin Pitance
oUOR Tue-Temps
(Permission refusée.) Que venez-vous faire ici ?
∞
[Faisceau étroit, M16, voy. @ n4.28.882.1399]
xUOR Tue-Temps
oMagasin Pitance
Je passais juste voir si tout allait bien. Quel est le problème ? (Salve APT.)
∞
(Permission refusée.) Je suis une entité à accès limité. Je n’ai aucune obligation d’autoriser un vaisseau quelconque à m’approcher. En règle générale, les Magasins ne sont accessibles qu’aux engins accrédités. Quelle est votre accréditation ?
∞
Le volume incluant votre position actuelle a été le théâtre d’une activité inhabituelle. Une certaine inquiétude existe. Il nous a semblé normal de venir nous enquérir de votre état.
∞
(Permission refusée.) Cette inquiétude devrait se manifester en me laissant seul. Votre visite pourrait attirer l’attention. Je la juge inopportune. Veuillez vous éloigner immédiatement, avec un peu plus de discrétion qu’à votre arrivée.
∞
Je considère de mon devoir de vérifier votre intégrité. Je regrette de vous dire que votre attitude récalcitrante ne me rassure pas du tout. Vous voudrez bien me faire au moins la politesse et l’honneur de m’autoriser à m’interfacer avec vos systèmes externes indépendants d’enregistrement d’événements. (Salve APT.)
∞
(Permission refusée.) Il n’en est pas question ! Je suis parfaitement capable de prendre soin de moi-même, et il n’y a rien d’intéressant dans mes systèmes de sécurité annexes indépendants. Toute tentative de votre part d’y accéder sans ma permission sera considérée comme un acte d’agression. Je vous laisse une dernière chance de quitter mon secteur avant d’émettre un signal de protestation officiel concernant votre comportement de malappris irresponsable.
∞
J’ai déjà composé mon propre rapport pour rendre compte par le menu de votre attitude bizarre et non coopérative. J’ai enregistré cet échange. Je suis prêt à diffuser immédiatement le paqcom si je n’obtiens pas de réponse satisfaisante. (Salve APT.)
…
Veuillez accuser réception.
…
Accusez réception du signal !
Je répète : J’ai déjà composé mon propre rapport pour rendre compte en détail de votre attitude bizarre et non coopérative. J’ai enregistré cet échange. Je suis prêt à diffuser immédiatement le paqcom si je n’obtiens pas de réponse satisfaisante. Il n’y aura pas d’autre avertissement. (Salve APT.)
∞
(Permission accordée.) Uniquement pour ma tranquillité, à condition que mes systèmes de sécurité annexes demeurent intouchés, et en élevant une protestation.
∞
Merci. C’est entendu.
J’arrive. Je me mettrai en panne à deux kilomètres de votre enveloppe de rotation dans trente minutes exactement.
~ Grâce à votre politique d’atermoiements, commandeur, il se doute probablement déjà de quelque chose, et il a peut-être diffusé un signal à ceux qui l’ont envoyé. Estimez-vous heureux que nous disposions d’une demi-heure pour nous préparer. Il se montre prudent.
Ils avaient rétabli l’étanchéité des zones de sas et réintroduit une atmosphère décente. Le commandeur Lunelevante Saisonsèche IV de la tribu Vuelointaine avait pu se débarrasser de sa combinaison spatiale quelques jours plus tôt. La gravité était encore beaucoup trop faible, mais c’était mieux que de se laisser flotter. Le commandeur fit claquer son bec devant l’image de l’écran présentée par le centre de commandement mobile qu’ils avaient installé dans l’ex-piscine et unité de culture des humains. Un lieutenant, aux côtés du commandeur, s’adressa d’une voix tranquille mais impérieuse à la vingtaine d’autres Affronteurs dispersés dans les cavernes de la base, pour les mettre au courant de la situation.
Le commandeur regarda derrière lui avec impatience. Il attendait le serviteur qui était allé lui chercher sa combinaison dès l’instant où le vaisseau de guerre de la Culture avait été détecté par leurs systèmes. Sur ses écrans secondaires, il voyait des techniciens affrontiers en combinaison en train de travailler avec leurs machines et quelques drones asservis sur les coques des vaisseaux entreposés. La moitié étaient déjà prêts à appareiller ; c’était une flotte à peu près acceptable, mais ils avaient besoin du reste, de préférence en même temps, afin que la surprise soit totale pour la Culture et pour tout le monde.
— Vous ne pourriez pas le détruire ? demanda le commandeur au vaisseau traître de la Culture.
Il jeta un coup d’œil à l’écran d’état des vaisseaux affrontiers les plus proches. Ils étaient encore bien trop loin. Ils avaient évité de s’approcher de trop près de Pitance afin de ne pas éveiller les soupçons des autres vaisseaux de la Culture.
Régulateur d’Attitude n’aimait pas le mode vocal ; il préférait imprimer sa partie de la conversation.
~ S’il se rapproche de quelques minutes, oui, peut-être. La chose aurait pu être relativement facile si je l’avais pris totalement par surprise. Mais je ne vois pas comment cela aurait été possible, étant donné qu’il fallait qu’il se doute de quelque chose pour venir jusqu’ici. En tout cas, c’est hors de question à présent.
— Et les vaisseaux que nous avons vérifiés ?
~ Commandeur, ils n’ont pas encore été réveillés ! Tant que je ne m’en serai pas occupé, ils ne pourront nous servir à rien. Et si nous n’en réveillons que la moitié, ils auront trop de temps pour réfléchir et pour procéder à des recoupements avant le moment de passer vraiment à l’action. Notre projet doit être réalisé d’un coup, au milieu d’un chaos apparent et d’un effet complet de surprise et de panique. Sinon, toute l’opération sera compromise.
Il y eut une pause tandis que le message écrit défilait sur l’écran. Puis :
~ Commandeur, je pense que tout cela ne sera qu’une formalité, mais je voudrais vous demander quelque chose. Allez-vous reconnaître ce qui s’est passé ici et faire allégeance sans combat à l’UOR Tue-Temps ? Ce sera probablement notre dernière occasion d’éviter les hostilités.
— Ne soyez pas ridicule, fit le commandeur d’une voix amère.
~ Je m’en doutais. Bon. Je vais m’éloigner un peu dans l’ombre du roc sur l’écheveau et essayer de prendre l’UOR à revers. Laissons-le pénétrer dans le système de défense. Attendons qu’il s’avance d’une semaine, pas plus, puis lâchons sur lui toute la gomme. Je vous le redemande, commandeur, laissez-moi m’occuper du dispositif tactique.
— Non, répliqua le commandeur. Partez immédiatement, et faites tout ce que vous pourrez pour affaiblir le vaisseau de la Culture. Je le laisserai arriver à trois semaines-lumière avant de l’attaquer.
~ Je me mets en route. Mais ne laissez surtout pas ce vaisseau s’approcher à moins d’une semaine du magasin, commandeur. Je sais comment il réagira s’il est attaqué ; il ne s’agit pas du gentil Mental d’une quelconque Orbitale ni d’une Unité de Contact Générale doucement timorée, mais d’un vaisseau de guerre de la Culture qui paraît être armé jusqu’aux dents et n’hésitera pas à précipiter les choses.
— Quoi, à l’allure où il se traîne ? demanda le commandeur avec mépris.
~ Commandeur, vous seriez extrêmement surpris, je pense, d’apprendre à quel point l’apparition et le comportement d’un vaisseau de guerre tel que celui-là recèlent peu de bonnes surprises. Le fait qu’il n’ait pas forcé le bouclier de défense et qu’il se soit métaphoriquement arrêté pile devant est probablement un mauvais signe ; cela veut dire qu’il doit faire partie des malins de la Culture. Je vous le répète, n’attendez pas qu’il ait franchi la plus grande partie de la zone de défense avant d’ouvrir le feu. S’il subit une attaque si loin à l’intérieur du bouclier défensif, il se dira peut-être qu’il n’a aucune chance de s’en tirer et il continuera droit sur vous et attaquera. À bout portant, il aurait de bonnes chances d’anéantir le magasin entier avec tous les bâtiments qu’il contient.
Le commandeur était presque ennuyé que le vaisseau n’ait pas fait appel à son instinct naturel de préservation.
— Très bien, lança-t-il sèchement. Disons à mi-chemin. Deux semaines.
~ Non, commandeur ! C’est encore trop près. Si nous n’arrivons pas à détruire ce vaisseau dès les premiers instants de l’engagement, il faut lui laisser une chance raisonnable de s’en tirer, sinon il visera la gloire et se sacrifiera avec nous plutôt que de chercher à se replier.
— Mais il alertera la Culture, s’il s’échappe !
~ Si notre attaque n’est pas immédiatement couronnée de succès, il lancera un signal, de toute manière, à supposer qu’il ne l’ait pas déjà fait. Nous n’avons aucun moyen de l’en empêcher. Nous serons découverts quand même. Avec un peu de chance, cependant, cela ne retardera notre action que de quelques jours. Croyez-moi, le fait que le vaisseau nous échappe physiquement n’attirera pas la Culture ici plus vite que ne le ferait un signal. Vous risquez de compromettre définitivement cette mission si vous laissez ce vaisseau s’approcher de plus de trois semaines du magasin.
— Très bien ! jeta le commandeur.
Il tendit un tentacule en direction du panneau de commande luminescent. La liaison avec Régulateur d’Attitude fut coupée. Celui-ci n’essaya pas de la rétablir.
— Votre combinaison, Commandeur, fit une voix derrière lui.
Il se tourna pour faire face au castrat de deuxième classe en uniforme – mais sans combinaison – qui lui tendait son costume spatial.
— Enfin ! glapit le commandeur en lui flanquant un tentacule sur ses tiges oculaires.
Le coup les fit rebondir sur sa carapace. Le castrat battit en retraite en gémissant, son sac à gaz dégonflé. Le commandeur s’empara de la combinaison et l’enfila. Le castrat titubait, à moitié aveuglé.
Le commandeur ordonna à son lieutenant de reconfigurer la station de commandement. De là, il pouvait contrôler en personne tous les systèmes qui avaient été confiés par la Culture au Mental détruit par le vaisseau traître. La station de commandement était un véritable instrument de destruction ultime, un clavier géant sur lequel on pouvait jouer des airs mortels. Certaines touches, en vérité, jouaient toutes seules une fois qu’elles étaient réglées, mais la station permettait réellement de distribuer la mort.
L’écran holo projeta une sphère en direction du commandeur. Elle représentait le volume d’espace réel autour de Pitance, avec de petits points verts, blancs ou dorés figurant les éléments principaux du système défensif. Un point bleu pastel indiquait la progression du vaisseau de combat de la Culture. Un autre, rouge vif, de l’autre côté du magasin par rapport au point bleu mais bien plus proche, et s’éloignant rapidement, représentait le vaisseau traître Régulateur d’Attitude.
Un deuxième écran offrait une vue hyperspatiale simplifiée du même tableau, où les deux vaisseaux occupaient des plans différents de l’écheveau spatio-temporel. Un troisième montrait Pitance en transparence, avec ses cavernes emplies de vaisseaux et tous ses systèmes de défense internes et de surface.
Le commandeur avait fini de revêtir sa combinaison. Il l’activa et se pencha en arrière pour réfléchir à la situation. Il savait qu’il n’était pas question pour lui d’intervenir au niveau tactique, mais il appréciait le fait de pouvoir exercer une influence stratégique. Il était, en même temps, terriblement tenté de tout diriger d’ici et de mettre lui-même les missiles à feu, mais il avait conscience de l’énorme responsabilité qui lui avait été conférée dans cette mission. Il avait été soigneusement sélectionné pour elle, parce qu’il savait s’abstenir de… Comment disait le vaisseau traître ? Viser la gloire. Il savait réprimer ses instincts, reculer quand il le fallait, prendre conseil, se replier ou se regrouper si c’était nécessaire.
Il ouvrit le canal de communication avec le vaisseau traître.
— Est-ce que le vaisseau de combat s’est arrêté exactement à un mois de lumière ? demanda-t-il.
~ Oui.
— Trente-deux jours standard de la Culture ?
~ C’est exact.
— Merci.
Il coupa le canal. Puis il se tourna vers le lieutenant.
— Réglez tous les systèmes d’armes à portée de l’objectif pour qu’ils fassent feu dès que le vaisseau aura franchi la limite de huit virgules un jour.
Il se laissa aller en arrière tandis que les membres du lieutenant pianotaient sur les commandes holo pour exécuter l’ordre. Juste à temps, se dit le commandeur. Il avait mis plus de temps qu’il ne l’aurait cru à entrer dans sa combinaison.
— Quarante secondes, annonça le lieutenant.
— Juste le temps qu’il se détende, fit le commandeur, plus pour lui-même que pour son interlocuteur. Si toutefois c’est ainsi que ces choses fonctionnent…
À huit jours et un dixième de lumière exactement par rapport à la position que l’Unité d’Offensive Rapide Tue-Temps occupait au moment où il négociait son autorisation d’approche, l’espace, tout autour du point bleu sur l’écran, se mit à scintiller brusquement tandis que mille engins cachés d’une douzaine de types différents faisaient soudain irruption en une séquence de destruction précisément ordonnée ; dans la sphère holo d’espace réel, cela prit la forme d’une constellation stellaire miniature se matérialisant tout d’un coup autour d’un point bleu. La trace disparut aussitôt dans une éclatante sphère de lumière. Dans l’holosphère hyperspatiale, le point dura un peu plus longtemps ; au ralenti, on put le voir tirer des munitions durant une microseconde ou deux, puis il disparut dans un halo d’énergies issues de l’écheveau de l’espace réel pour passer dans l’hyperespace en laissant derrière lui un double panache en expansion.
Les lumières de la zone de réception vacillèrent et faiblirent tandis que d’énormes quantités d’énergie étaient soudain déroutées vers les systèmes d’armes longue-portée du roc.
Le commandeur avait laissé ouvert le canal de communication avec le vaisseau traître. Celui-ci avait modifié sa trajectoire à l’instant même où les missiles défensifs avaient été lâchés. Elle était maintenant courbe, et la couleur du point avait viré du rouge au bleu tandis qu’il s’enfonçait lui aussi dans l’hyperespace pour revenir circulairement à l’endroit où les sphères de rayonnement en train de se dissiper marquaient le centre du déploiement de puissance des systèmes de destruction.
Un écran plat, sur la gauche du commandeur, ondoya, comme si une vague d’énergie encore plus intense avait absorbé la puissance de ses circuits protégés eux-mêmes. Un message s’afficha :
~ Raté, bande de cons !
— Hein ? fit le commandeur.
L’affichage clignota, puis disparut.
~ Commandeur, ici Régulateur d’Attitude. Comme vous avez dû le comprendre, l’opération a échoué.
— Quoi ? Mais…
~ Maintenez tous vos systèmes de défense et de détection en état d’alerte maximale. Portez vos batteries de détecteurs à un point de dégradation significative situé à une distance d’une semaine. Nous n’en aurons pas besoin au-delà.
— Mais que s’est-il passé ? Nous l’avons eu !
~ Je vais me positionner de manière à défendre la brèche que l’attaque a laissée dans nos défenses. Préparez tous les vaisseaux vérifiés pour une activation immédiate ; j’aurai peut-être besoin de les utiliser dans un jour ou deux. Finissez de tester vos Déplaceurs ; utilisez un vrai vaisseau s’il le faut. Et procédez à une vérification totale, avec réinitialisation système, de tous vos équipements ; si ce vaisseau a pu glisser un message dans votre panneau de commande, il est possible qu’il ait opéré des dégâts beaucoup plus conséquents.
Le commandeur frappa le panneau du bout d’un tentacule.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? rugit-il. On l’a eu, ce salaud, oui ou non ?
~ Non, commandeur. Nous n’avons « eu » qu’une sorte de navette, plus rapide et mieux équipée que le modèle normal que l’on pourrait s’attendre à trouver à bord d’un tel vaisseau, et peut-être construite en route précisément pour nous leurrer. Nous savons à présent pourquoi il avait l’air si poli et si peu pressé.
Le commandeur scruta l’intérieur des sphères holo, jonglant avec les grossissements et les profondeurs de champ.
— Où est-il passé, alors ? demanda-t-il, furieux.
~ Laissez-moi le contrôle du détecteur primaire, commandeur, juste un instant, voulez-vous ?
Le commandeur écuma un instant dans sa combinaison spatiale. Puis il courba ses tiges oculaires en direction du lieutenant.
La seconde sphère holo se transforma en un cône noir et étroit qui bascula de manière à orienter sa base en direction du plafond. Pitance brillait à la pointe de la projection. Les représentations des systèmes de défense étaient maintenant réduites à un petit fleuron de lumière colorée à proximité de la pointe du cône. Près de la base, il y avait un minuscule point brillant d’un rouge presque insoutenable.
~ Le voilà, votre Tue-Temps, commandeur. Il est parti à peu près en même temps que moi. Malheureusement, il est plus vif et plus rapide que moi. Il nous a déjà fait l’honneur de m’envoyer une copie du signal qu’il a adressé au reste de la Culture au moment où nous avons ouvert le feu sur son émissaire. Je vais vous la faire parvenir, en retranchant les quelques imprécations vénéneuses qui me sont spécifiquement destinées. Merci de m’avoir laissé l’usage de votre panneau. Je vous le rends.
Le cône s’effondra pour redevenir une sphère. Le dernier message du vaisseau traître s’effaça sur le côté de l’écran plat. Le commandeur et le lieutenant échangèrent un regard. Le petit écran s’alluma pour afficher un nouveau message.
~ Oh, voudriez-vous contacter le Haut Commandement Affrontier ou préférez-vous que je m’en charge ? Il faut que quelqu’un leur apprenne que nous sommes en guerre avec la Culture.